Les ombres colorées

ombre colorée

« Nous sommes habitués à voir les couleurs fixes et inaltérables – dures comme les corps solides d’où elles viennent et tout aussi immobiles – en conséquences mortes, inintéressantes et ennuyeuses pour les yeux ; mais dans ces expériences, tout est mouvement, vie et beauté. » Voici comment Benjamin Thompson, comte de Rumford et physicien Américain, décrivait à la fin du 18ème siècle ses expériences sur les ombres colorées. Quelles sont donc ces fameuses « ombres colorées » qui fascinèrent Benjamin Thompson, et bien d’autres artistes et scientifiques avant et après lui ? C’est ce que nous vous invitons à découvrir sur cette page.

Matériel et protocole

Pour réaliser cette expérience, il faut :

  • Deux sources de lumière d’intensités comparables, dont une doit être colorée et de taille suffisamment petite (voir la rubrique ci-dessous « pourquoi une source de lumière de petite taille et comment l’obtenir en pratique ») ; nous avons utilisé deux lampes identiques de type spot, avec des ampoules à LED blanc neutre, et nous avons coloré la lumière d’une des deux lampes en plaçant devant les filtres colorés disponibles sur la boutique du site ;
  • Un objet opaque (c’est-à-dire ne laissant pas la lumière le traverser) ; nous avons utilisé un poids posé sur un pot en fer ;
  •  Une surface blanche sur laquelle projeter l’ombre ou les ombres de l’objet ; nous avons utilisé un mur blanc.

Nous avons ensuite fixé les spots à deux endroits différents et nous les avons dirigés vers l’objet afin de projeter deux ombres distinctes sur le mur blanc.

 

Sur la photo de l'introduction et dans l'expérience bonus discutée en bas de page, nous avons utilisé une configuration différente, avec une source colorée de petite taille (respectivement une lampe et une bougie) et la lumière diffuse du jour. Il n'y a dans cas qu'une seule ombre bien délimitée.

Pourquoi une source de lumière de «petite taille » et comment l'obtenir en pratique ?

notions d'ombres et de pénombres

La source de lumière sera suffisamment « petite » pour notre expérience si l’ombre de l’objet opaque qu’elle projette est bien délimitée, c’est-à-dire si la zone de pénombre, dont l’origine est expliquée dans les schémas ci-contre, est de petite taille. Si ce n’est pas le cas, il suffira généralement d’éloigner la source de l’objet pour obtenir un bon résultat (ce qui compte, c’est la dimension angulaire de la source vue depuis l’objet). Sur le schéma ci-contre, la pénombre est réduite si la lampe est de plus petite dimension (cas n°2) ou si elle est plus éloignée de l'objet (cas n°3).

 

Observations en lumière blanche

La photo ci-dessous montre ce que nous avons observé sur le mur blanc avec notre installation, quand les lumières émises par nos deux lampes sont blanches (sans filtre coloré).

Remarque : cette photo (ainsi que les suivantes) a été prise avec un appareil numérique dont la balance des blancs a été réglée sur « ciel nuageux ». Une correction de la température de couleur a ensuite été appliquée (température de couleur de « 4700 K » proche de celle des LEDs utilisées) afin que le rendu se rapproche le plus possible de ce que nous avons vu « en vrai ».

 

L’ombre donnée par la lampe 1, située à gauche si on se place face au mur (voir la 3ème photo de la page), est à droite de l’objet. L’ombre donnée par la lampe 2, située à droite, est à gauche. Les deux ombres sont grises et non noires, car la lampe 1 éclaire l’ombre donnée par la lampe 2 et réciproquement (on les voit grises et non blanches par effet de contraste avec le fond plus lumineux qui les entoure, voir la page sur le contraste simultané).

 

Observations avec une lumière blanche et une lumière colorée

Que se passe-t-il à présent si nous plaçons un filtre coloré devant l’une des deux lampes (la lampe 2 dans notre cas) ?

Les images ci-dessous montrent ce que nous avons pu photographier pour différentes couleurs de filtre (indiquées sur chaque photo) dans des conditions optimales d’intensité (voir les « observations complémentaires »). Mais attention, les effets de colorations des ombres discutées ci-dessous sont plus marqués en vrai que sur ces photos. Nous vous encourageons donc à faire l’expérience vous-même.

ombres colorées et couleurs complémentaires
schéma ombres colorées

 

Hors des zones d’ombre, les lumières des deux lampes (blanche et colorée) s’ajoutent, donc le mur a une couleur pâle (désaturée) : avec le filtre jaune, on voit un jaune pâle, avec le filtre bleu, un bleu pâle, etc. L’ombre de droite prend logiquement la couleur du filtre : cette partie du mur ne reçoit que la lumière colorée de la lampe 2, qui n’est pas mélangée à la lumière blanche de la lampe 1 (voir le schéma ci-contre). Mais le plus surprenant se produit dans l’ombre de gauche : bien que cette partie du mur ne reçoive que la lumière blanche de la lampe 1, elle n’apparaît pas tout à fait grise comme attendu, mais légèrement colorée, de la couleur complémentaire de celle du filtre : un gris-rouge pour le filtre cyan, un gris-cyan pour le filtre rouge, un gris-vert pour le filtre magenta, un gris-magenta pour le filtre vert, un gris-bleu pour le filtre jaune et un gris jaune pour le filtre bleu. C’est d’ailleurs en étudiant les ombres colorées avec un dispositif similaire que Jean-Henri Hassenfratz, chimiste et physicien français, introduisit pour la première fois en 1801 la notion de couleurs complémentaires : « Lorsque ces ombres [obtenues par deux sources de lumière distinctes] sont au nombre de deux, les couleurs qu’elles présentent sont toujours ce que nous appellerons des couleurs complémentaires. »

 

Observations supplémentaires

Plusieurs observations supplémentaires permettent de préciser les conditions d’apparition des ombres colorées.

1/ Il faut qu’il y ait à la fois une source de lumière blanche et une source de lumière colorée. Par exemple, s’il n’y a qu’une source de lumière rouge, l’ombre est noire (photo ci-dessous en haut à gauche). Si les deux lumières sont blanches, les ombres sont grises (photo en bas à droite). On notera que l’apparition d’une couleur complémentaire dans l’ombre produite par la lumière colorée n’est vraiment visible que si l’intensité de la lumière blanche est suffisamment importante, comme le montrent ces photos où elle a été progressivement augmentée en déplaçant le faisceau de la lampe 1, qui pointait initialement vers l’extérieur, vers l’objet.

ombre colorée cyan sur fond rouge

2/ Il faut que l’ombre soit vue avec son fond coloré. Si on isole l’ombre de son environnement, par exemple en l’observant à travers un tube opaque, elle paraîtra grise (voir blanche après un certain temps) quels que soient les filtres colorés utilisés.

3/ Les effets d’ombres colorées peuvent être vus (en partie au moins) à partir d’une photo, contrairement aux couleurs des images rémanentes. Si on sélectionne des « morceaux » de l’ombre de gauche sur les photos correspondant aux différents filtres et qu’on les isole sur un fond blanc, on voit que la coloration complémentaire n’a pas été ajoutée par l’appareil photo. Au contraire, l’ombre prend très légèrement la couleur du filtre, probablement par diffusion de la lumière sur les objets aux alentours.

Discussion

Toutes ces observations montrent que la coloration complémentaire qui est vue dans l’ombre donnée par une source de lumière colorée n’est pas présente dans la composition spectrale de la lumière qu’elle nous renvoie mais bien induite par notre système visuel. Autrement dit, les ombres colorées ne sont pas un phénomène physique mais physio-psychologique. Elles peuvent être vues comme une illustration spectaculaire du phénomène de contraste simultané. Si on place un objet gris sur un fond coloré, la couleur complémentaire du fond est induite sur l’objet, qui est alors perçu gris-bleu pour un fond jaune, gris-rouge pour un fond cyan, etc. (voir la page d’expériences « le contraste simultané »). Un raisonnement simple basé sur une modification de la réponse des cônes (nos détecteurs de couleurs, voir la page d’explications « la vision des couleurs ») permet d’expliquer le phénomène. En réaction à un fond coloré jaune, qui stimule fortement les cônes rouge et vert de la rétine, la sensibilité de l’ensemble de ces cônes est diminuée par rapport à celle des cônes bleus. La zone d’ombre, qui renvoie de la lumière blanche et donc devrait dans des conditions normales stimuler les trois types de cônes de façon équilibrée, paraît ainsi enrichie en bleu. D’où une coloration bleue de l’ombre, complémentaire de la couleur jaune du fond. En l’absence de lumière blanche, la coloration de l’ombre ne se produit pas : les cônes les plus sensibles (ceux qui sont peu ou pas stimulés par le fond coloré) ne sont pas stimulés par la zone d’ombre, qui paraît noire !

Ombre bleue et tableau de Monnet La Pie

Le phénomène des ombres colorées a fasciné et influencé de nombreux artistes. Léonard de Vinci fut le premier à en mentionner l’existence. Mais ce sont surtout les impressionnistes qui choisiront de les peindre explicitement : des ombres bleues-violettes sous la lumière jaune du soleil, bleues-vertes sous la lumière rouge-orangée du soleil couchant. Le paradoxe étant que pour représenter ces ombres colorées de façon réaliste, on ne peut pas se contenter de peindre ce que l’on voit, puisque la coloration n’est pas induite par l’ombre elle-même mais par la vision simultanée de l’ombre et de son environnement coloré.

Expérience bonus

Ombre colorée avec une bougie

Une façon simple de produire une ombre colorée consiste à utiliser comme sources de lumière une bougie et la lumière du jour (peu intense). L’ombre produite par la lumière jaune-orangée de la bougie sera vue d’un bleu presque cyan.