La constance des couleurs

Le phénomène de constance des couleurs décrit notre capacité à pouvoir identifier la couleur d’un objet indépendamment de ses conditions d’éclairage. Par exemple, nous attribuons les mêmes couleurs aux fleurs d’un bouquet que celui-ci soit éclairé par la lumière du soleil directement ou après diffusion sur le ciel ou le sol, par une ampoule à incandescence ou un tube fluo. Ceci n’a rien d’évident puisqu’en réalité, la composition spectrale de la lumière provenant d'une fleur donnée n'est pas la même dans ces différents cas. Ce phénomène, dont on comprend facilement l’intérêt pratique, est naturellement mis en œuvre par notre système visuel alors que nous n’avons le plus souvent pas conscience de sa grande efficacité. Nous vous proposons dans la suite de cette page des expériences permettant de le mettre en évidence.

Matériel

  • Un objet présentant un nombre important de couleurs différentes (boite de feutres, bouquet de fleurs, image, etc.).
  • Différents éclairages : soleil, ombre, ampoule halogène, LED, tube fluorescent, bougie, etc.
  • Des filtres colorés « légers » (c'est à dire peu absorbants) : pochettes de cahier plastiques colorées, etc.
  • Un appareil photo numérique disposant d’un mode non automatique de réglage de la balance des blancs (WB pour White Balance) .
  • Un ordinateur.

Observations

Observons tout d’abord directement avec nos yeux un objet multicolore sous différents éclairages : soleil, ombre, ampoule à incandescence, avec ou sans filtre coloré, etc. Nous constatons que dans toutes ces situations, nous pouvons identifier la plupart des couleurs de l'objet : une partie « verte » nous parait (presque) toujours  « verte » quelle que soit la nature de l'éclairage.

Suivant la lumière qui l'éclaire, les lumières colorées renvoyées par les différentes parties de l'objet subissent pourtant des modifications importantes. Mais il n'est pas possible de les apprécier simplement en les regardant avec nos yeux puisque précisément, notre système de vision corrige (partiellement) ces modifications. Une façon de les mettre en évidence sans utiliser d’appareil spécifique comme un spectromètre consiste à photographier l'objet multicolore dans différentes conditions d'éclairage avec un appareil photo numérique et à comparer les photos sur un écran d'ordinateur. Pour que l’appareil photo enregistre la lumière provenant de l’objet coloré indépendamment de l'éclairage utilisé, il suffit de quitter le mode automatique de réglage de la balance des blancs (AWB pour Automatic White Balance) et de sélectionner un mode d’éclairage donné (par exemple « Lumière du jour », symbolisé par un petit soleil). En utilisant un logiciel élémentaire de traitement d’images (Paint par exemple), nous pouvons sélectionner une zone de l'objet ayant une couleur bien définie et venir la « coller » sur une page blanche. En comparant sur fond blanc cette même zone photographiée dans différentes conditions d'éclairage, nous pouvons prendre conscience de l’évolution réelle de sa couleur.

constance des couleurs

Sur les photos de Rubik's cube, le carré jaune nous paraît jaune dans toutes les conditions d’éclairage (sauf peut-être celle avec un filtre cyan, où il se distingue difficilement des deux carrés verts) alors qu'isolé sur fond blanc, la couleur de ce carré évolue du orange au vert. La balance des blancs de l’appareil photo a été réglée pour toutes ces images sur « Lumière du jour ».

Sur les photos d'un tableau de Robert Delauney  « Femme Portugaise » nous avons isolé deux zones sur fond blanc : une zone jaune-orangée au niveau du bras et une zone verte au niveau de l'avant de la robe.  Nous voyons toute une palette de couleur apparaître (du rouge au bleu-vert pour le motif jaune, du bleu au violet pour le motif vert) alors que sur les photos, les sensations colorées générées par ces deux motifs restent relativement stables (avec le filtre magenta, complémentaire du vert, le tablier est sombre donc il est difficile d'identifier sa couleur). 

Discussion

spectres éclairage

En changeant la nature de la source lumineuse ou en utilisant des filtres colorés, nous modifions la composition spectrale de la lumière qui éclaire l’objet. Par exemple, une ampoule à incandescence émet relativement plus de lumière dans la partie rouge du spectre que la lumière du soleil ou celle d’une ampoule à LED. De même, les filtres colorés absorbent préférentiellement certaines parties du spectre et affaiblissent ou renforcent ainsi la contribution relative de certaines longueurs d’onde. Ces modifications de composition spectrale dans l’éclairage se retrouveront à l’identique dans la lumière diffusée par l’objet que nous regardons et qui entre dans nos yeux : si l’objet reçoit deux fois moins de lumière dans la partie rouge du spectre, la lumière renvoyée par chaque point de l’objet sera deux fois moins intense dans cette partie du spectre.

 

Mais alors comment notre système visuel parvient-il à corriger (en partie au moins) ces variations de compositions spectrales pour aboutir à des sensations colorées stables ? L’ensemble du processus n’est pas parfaitement compris mais différents niveaux des voies visuelles (cônes, neurones rétiniens, zones dédiées du cerveau) seraient impliquées . Il est notamment suggéré que les réponses issues des différents types de cônes responsables de la vision des couleurs s'ajusteraient suivant la composition spectrale de la lumière perçue. Par exemple, une plus grande quantité de lumière dans la zone bleue du spectre se traduirait par une plus faible sensibilité des cônes de type bleu. Ces ajustements s'effectueraient de différentes façons : en utilisant une moyenne des stimulations sur l'ensemble du champ visuel, en se référant à des objets dont les couleurs nous sont familières (par exemple, le ciel bleu ou l’herbe verte) ou encore en contraignant la partie la plus lumineuse de la scène observée à rester blanche. La constance des couleurs serait également favorisée par le phénomène de contraste simultané qui est le fait qu’une sensation colorée change (pour un même éclairage) quand on modifie l’environnement d’un objet. On constate en effet que la constance des couleurs est d’autant plus efficace que le nombre de couleurs dans la scène regardée est grand.

Une autre manifestation quotidienne de la constance des couleurs est notre capacité à reconnaître les couleurs dans des situations complexes, comme en présence d’effets d’ombres ou de brillant. Par exemple, un mur nous parait de couleur uniforme même si une partie se trouve dans l’ombre et nous renvoie une lumière de composition spectrale différente de la partie au soleil. Même chose pour un objet multicolore dont les faces sont plus ou moins éclairées. C’est aussi ce qui permet parfois de tromper notre système visuel, comme dans l’expérience (en noir et blanc) de l’échiquier d’Adelson.

Les mécanismes d'adaptation à la composition spectrale de la lumière reçue, qui peuvent être locaux ou globaux, sont plus généralement appelés adaptation chromatique. Notons qu'ils peuvent mettre un certain temps à s'établir : quand nous portons au ski des lunettes de soleil dont les verres sont jaunes et que nous les retirons, la neige nous parait bleue pendant plusieurs secondes (voir aussi les images rémanentes).

Les limites de la constance des couleurs

Si la composition spectrale de la lumière qui éclaire la scène observée est trop fortement modifiée, le mécanisme de constance des couleurs n’est plus opérationnel et nous ne reconnaissons plus les couleurs. C’est par exemple ce que nous observons en regardant un objet coloré à travers un filtre coloré très sélectif (c’est-à-dire un filtre qui ne laisse passer - ou ne transmet - qu'une petite partie du spectre) ou en éclairant l’objet avec une lampe dont l'émission est limitée à une petite gamme spectrale, comme une lampe sodium à basse pression (les lampes à lumière orange souvent utilisées dans les tunnels). On parle pour les lampes d'éclairage d’indice de rendu des couleurs, qui varie de 100 pour une lumière blanche naturelle à 0 pour une lumière ne contenant qu’une longueur d’onde, comme une lampe à vapeur de sodium ou un laser, qui ne permettront pas de distinguer les couleurs des objets éclairés.

Objets colorés sous éclairage quasi-monochromatique

Expérience bonus

Des effets encore plus spectaculaires peuvent s'obtenir en plaçant, à l'aide de logiciels comme PowerPoint ou Paint, des rectangles de couleur unie ayant une certaine transparence (50% dans l'exemple ci-dessous) sur toute la surface d'une image multicolore. La partie "verte" de la robe extraite du tableau de Robert Delauney  « Femme Portugaise » et discutée précédemment est perçue verte sur la totalité des images alors que sa couleur évolue fortement sur fond blanc (elle est verte, bleu, marron ou violette suivant les cas).