Non, un objet jaune n’absorbe pas « toutes les ondes lumineuses sauf le jaune » !

Dans de (trop) nombreux livres ou sites Internet, en particulier ceux destinés aux artistes ou aux enfants, on trouve l’affirmation suivante (ou une de ses variantes) : « un objet jaune réfléchit les ondes lumineuses jaunes et absorbe les ondes d’autres couleurs ».

Pourquoi un objet est jaune ?
Extrait de « La couleur : cours pratique » de David Hornung, Eyrolles (2017)
Pourquoi un objet est jaune ?
Extrait de « La Grande Encyclopédie Visuelle des Sciences », Gallimard Jeunesse (2020)

Certaines des illustrations associées à cette affirmation et disponibles sur Internet sont même payantes….

Pourquoi un objet est jaune ?
fr.123rf.com

Commençons par expliquer ce que cette affirmation veut dire. Pour voir la « vraie » couleur d’un objet, il faut qu’il soit éclairé par une lumière blanche contenant l’ensemble du spectre visible, c’est-à-dire l’ensemble des ondes électromagnétiques dont les longueurs d’onde (dans le vide) sont comprises entre environ 400 et 700 nm. Dans une expérience de décomposition de la lumière blanche, ces ondes électromagnétiques sont vues comme un dégradé de couleurs allant du violet au rouge, le fameux « spectre », dégradé appelé communément « les couleurs de l’arc-en-ciel ». Le jaune est présent dans le spectre et correspond aux longueurs d’onde comprises entre environ 570 nm et 580 nm. L’affirmation précédente sous-entend qu’un objet ne pourrait être jaune que s’il renvoie vers l’observateur la partie jaune du spectre, en absorbant tout le reste.

Spectre et couleurs

Ce qui est vrai, c’est que si un objet renvoie la partie jaune du spectre et absorbe le reste, il sera effectivement vu « jaune ». Mais la réciproque, elle, n’est pas vraie : l’immense majorité des objets jaunes que nous connaissons n’absorbent pas tout sauf la partie jaune du spectre. Et nous allons voir qu’il n’est pas nécessaire de faire des mesures spectroscopiques poussées pour s’en convaincre.

Superposition de filtres colorés

 Un premier exemple d’objet jaune qui ne suit pas l’affirmation énoncée en introduction est celui des filtres jaunes classiques, comme ceux qui sont vendus sur notre boutique en ligne. Et il suffit pour le démontrer d’observer les couleurs obtenues quand on pose sur un tel filtre jaune, un filtre d’une autre couleur.

Les deux filtres ainsi superposés peuvent être placés devant une source de lumière et regardés par transparence : dans ce cas, la lumière traverse une fois chaque filtre. Ils peuvent aussi être posés sur une feuille blanche et éclairés par une source de lumière extérieure. Dans ce cas, la lumière traverse chaque filtre deux fois : une première fois en allant de la source de lumière à la feuille blanche, puis une deuxième fois après réflexion (diffuse) sur la feuille blanche.

Superpositions de filtres colorés avec un filtre jaune

Si l’affirmation précédente était vraie, en plaçant sur un filtre jaune un filtre d’une autre couleur, on ne devrait voir que du jaune ou du noir : du jaune si ce deuxième filtre laisse passer la région jaune du spectre, du noir s’il l’absorbe. Or, l’expérience nous montre que ce n’est pas le cas. En utilisant les filtres LUMIN de notre boutique en ligne et en les superposant sur une feuille blanche, on trouve effectivement du noir pour la combinaison bleu-jaune, mais aussi du rouge pour les combinaisons magenta-jaune et rouge-jaune, et du vert pour les combinaisons cyan-jaune et vert-jaune.

 Cette expérience démontre que l’affirmation énoncée en introduction n’est pas plus vraie pour un filtre cyan (qui correspond aussi à une région du spectre) que pour un filtre jaune : un filtre cyan ne transmet pas uniquement la région cyan du spectre puisque que quand on le superpose à un filtre jaune, on voit du vert.

 Il est intéressant d’examiner comment certains sites qui prétendent qu’un objet jaune absorbe toutes les zones du spectre sauf celle correspondant au jaune, discutent les règles de mélanges des filtres colorés.

/e-cours-arts-plastiques.com
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Sur cet exemple, il est dit qu’un filtre jaune transmet les « radiations » jaunes et absorbe les autres, et qu’un filtre cyan transmet les « radiations » cyan et absorbe les autres (ce qui, nous venons de le voir, est également faux). Puisque les auteurs du site parlent de « radiations » transmises et absorbées, ce terme fait bien référence à des régions étroites du spectre. On devrait logiquement en conclure que la superposition des filtres cyan et jaune doit être noire, puisque les zones jaune et cyan du spectre n’ont pas de recouvrement. Ce n’est bien sûr pas ce qui est observé, et les auteurs du site donnent l’explication suivante : « la superposition des transparents cyan et jaune nous transmet la radiation verte et retient la radiation magenta » (le magenta est la couleur complémentaire du vert). Cette explication bien qu’en partie vraie, n’est évidemment pas satisfaisante. Tout d’abord, elle contredit ce qui précède : si la radiation verte n’est transmise ni par le filtre cyan, ni par le filtre jaune, comment peut-elle l’être par la superposition des deux ? Ensuite, le magenta n’est pas une couleur du spectre : il n’existe donc pas de « radiation » magenta (une lumière colorée magenta est toujours associée à un mélange des zones rouge et bleue du spectre). Ce sont bien les hypothèses de départ sur les filtres jaune et cyan qu’il faut remettre en cause (en fait les auteurs de ce site semblent confondre couleur vue et couleur spectrale, voir plus loin).

Autres mélanges de couleurs

On retrouve les mêmes résultats quand on colorie une feuille blanche en jaune avec un feutre, et qu’on repasse par-dessus avec un feutre d’une autre couleur. On obtient une gamme très large de couleurs : du jaune (avec un second feutre jaune), du noir (avec un feutre bleu ou noir), mais aussi de l’orange (avec un feutre orange), du rouge (avec un feutre rose ou rouge), du vert (avec un feutre cyan ou vert) et du marron (avec un feutre marron).

Mélange de couleurs avec un feutre jaune

Les règles de mélanges décrites précédemment pour des filtres colorés ou des feutres ne se limitent pas aux mélanges de matières colorées par superposition : on les retrouve (à des nuances près) quand on mélange des peintures, des colorants alimentaires ou de la pâte à modeler. Les mélanges à base de jaune ne donnent pas du jaune ou du noir (ou des jaunes plus ou moins sombres) ! Le jaune est d’ailleurs connu des peintres et des imprimeurs comme étant une des trois couleurs primaires des mélanges de matières colorées : par mélange avec les autres couleurs primaires que sont le cyan et le magenta, il permet de reproduire (presque) toutes les couleurs que nous connaissons.

Spectroscopie « grossière » avec des filtres colorés rouge, vert et bleu dont les spectres de transmission sont connus

Spectre en transmission de filtres rouge, vert et bleu

Pour aller plus loin, il est nécessaire de faire de la spectroscopie, c’est-à-dire de déterminer quelles sont les régions du spectre qui sont absorbées et quelles sont celles qui sont renvoyées (ou transmises dans le cas d’un objet transparent) par un objet jaune. Une première façon de faire de la spectroscopie (grossière) sans spectromètre consiste à utiliser des filtres colorés rouge, vert et bleu qui transmettent principalement les régions rouge, verte et bleue du spectre et absorbent le reste. C’est par exemple le cas des filtres EDUC ou SELECT de notre boutique en ligne.

Le principe de l’expérience est le suivant : on éclaire l’objet jaune que l’on veut étudier avec une source de lumière contenant (presque) tout le spectre visible (lumière du jour, LED blanc neutre ou blanc chaud) ; on le place sur un fond blanc (feuille blanche par exemple) qui renvoie toutes les longueurs d’onde ; et on le regarde à travers les différents filtres colorés.

 

Quand on regarde par exemple un citron (jaune) posé sur une feuille blanche, à travers les filtres rouge, vert et bleu EDUC ou SELECT, il apparait respectivement rouge (il se confond sur la photo avec la couleur de la feuille), vert (un vert un peu plus sombre que celui de la feuille) et presque noir. On peut ainsi conclure qu’un citron : renvoie la lumière dans la région rouge du spectre comme une feuille blanche (il n’y a pas d’absorption dans cette région du spectre) ; renvoie la lumière dans la région verte du spectre mais moins qu’une feuille blanche (il y a un peu d’absorption dans cette région du spectre) ; ne renvoie presque pas la lumière dans la région bleue du spectre (il y a beaucoup d’absorption dans cette région du spectre). Ces observations confirment ce qui a été dit pour les filtres colorés jaunes : un citron n’absorbe pas tout le spectre sauf le jaune ! Et nous pouvons même préciser : il renvoie les parties rouge et verte du spectre, et absorbe la partie bleue.

Citron vu à travers des filtres colorés rouge, vert et bleu

Et il est facile de regarder d’autres objets jaunes autour de nous pour constater que cette conclusion n’est pas propre aux citrons : on observe des résultats similaires avec d’autres fruits et légumes jaunes (bananes, pamplemousses, poivrons, etc.), avec des fleurs, avec des impressions dans des magazines, des pochettes en papier, des objets en plastiques non transparents, etc.

Spectroscopie avec des lasers

Citron éclairé par un laser vert

Une autre façon de faire de la spectroscopie sans spectromètre consiste à éclairer un objet avec des lasers. La lumière d’un laser se compose d’une région très étroite du spectre (en gros, une unique longueur d’onde). Si cette longueur d’onde est absorbée par l’objet, il paraîtra noir. Si elle est renvoyée par l’objet, il prendra la couleur de la lumière du laser. Or en éclairant un objet jaune avec respectivement un laser rouge (les pointeurs laser courants ont souvent une longueur d’onde proche de 650 nm) et vert (532 nm, voir photo), l’objet apparaît respectivement rouge et vert. Il n’absorbe donc pas tout sauf le jaune !

Mesure des spectres en transmission et en réflexion d’objets jaunes

Spectre en transmission d'un filtre jaune

Si on dispose d’un spectromètre, on peut mesurer précisément quel pourcentage de l’intensité lumineuse est transmise (objets transparents) ou renvoyée (objets opaques) en fonction de la longueur d’onde. Une telle courbe est appelée spectre de transmission (objets transparents) ou spectre de réflexion (objets opaques).

On constate sur le spectre de transmission d’un filtre jaune classique (filtre jaune EDUC ou LUMIN), qu’une zone très large du spectre, allant du vert au rouge lointain (en passant par le jaune !), est transmise à près de 90%. La zone d’absorption est plus étroite et se limite aux longueurs d’onde inférieures à 470 nm, qui correspondent à la région violet-bleu du spectre.

On comprend ainsi pourquoi, en le superposant avec un filtre magenta qui absorbe essentiellement la région verte du spectre, on obtient du rouge, et pourquoi, en le superposant avec un filtre cyan qui absorbe essentiellement la région rouge du spectre, on obtient du vert.

Spectres en transmission de filtres magenta, cyan et des superpositions magenta - jaune et jaune - cyan

Le même comportement se retrouve sur le spectre de réflexion d’un citron : la réflectance ne devient importante qu’au-delà d’environ 500 nm, soit pour la partie du spectre s’étendant du vert au rouge.

Réflectance d'un citron jaune

Cette courbe explique les transformations étonnantes de la couleur d’un citron posé sur une feuille blanche, quand on le regarde à travers des filtres cyan, magenta et jaune : le citron renvoie les parties du spectre s’étendant du vert au rouge, le filtre cyan absorbe la région rouge du spectre, seule la partie verte arrive jusqu’à nos yeux, le citron est vu vert ; le filtre magenta absorbe la région verte du spectre, seule la partie rouge arrive jusqu’à nos yeux, le citron est vu rouge ; le filtre coloré jaune transmet à la fois les régions rouge et verte du spectre, qui correspondent à ce que renvoie le citron : il reste jaune !

Citron vu à travers des filtres colorés cyan, magenta et jaune

Une nouvelle affirmation...

Objet jaune et spectre de la lumière

Toutes ces expériences et mesures nous invitent donc à remplacer l’affirmation énoncée en introduction par la suivante : « un objet jaune renvoie toutes les longueurs d’onde sauf celles dans la région violet-bleu du spectre, qu’il absorbe ». Affirmation que l’on peut illustrer par ce schéma. 

L’hypothèse consistant à dire qu’un objet jaune renvoie la partie jaune du spectre et absorbe le reste est a priori possible, mais ce n’est pas celle qui décrit le comportement des objets jaunes qui nous entourent. Si on la retrouve dans de nombreux sites Internet ou livres, c’est sans doute en raison d’une confusion entre les notions bien distinctes de couleur et de longueur d’onde. Une longueur d’onde est une grandeur physique qui peut être associée à une couleur dans le cas des ondes lumineuses (les couleurs que l’on voit quand on regarde un spectre dans une expérience de décomposition de la lumière). Mais la réciproque n’est pas vraie : toutes les couleurs ne peuvent pas être associées à une seule longueur d’onde ! Ce que nous appelons couleur est une sensation, qui dépend de la composition spectrale de la lumière qui entre dans nos yeux, mais aussi et surtout du fonctionnement de notre système visuel. Or ce dernier ne nous donne de cette composition spectrale qu’une information très grossière. Il existe bien des façons de produire une sensation « jaune » avec de la lumière : on peut utiliser une lumière composée de deux longueurs d’onde correspondant aux couleurs spectrales verte et rouge (photo à gauche : deux lasers de 543 et 633 nm), une lumière composée de l’ensemble des zones rouge et verte du spectre (photo à droite : lampe halogène avec filtres colorés rouge et vert), ou encore une lumière pure spectralement, comme celle obtenue dans une expérience de décomposition.

Superpositions de lumières rouge et verte avec des lasers, avec des lampes halogènes et des filtres colorés

Chose amusante, si l’œil voit la même couleur dans les trois situations, un jaune spectral pur peut être vu différemment quand il est photographié avec un appareil numérique. Sur cette image, un spectre obtenu par la décomposition de la lumière d’une ampoule halogène avec un réseau a été photographié avec un appareil reflex numérique. Le rendu est très différent de ce qu’on voit à l’œil : la zone vue jaune à l’œil apparait pour l’appareil photo soit verte soit rouge (voir notre page  « Photographier un spectre ») !

 

Pourquoi la grande majorité des objets jaunes qui nous entourent absorbent le bleu et transmettent le reste, puisque ce n’est a priori pas la seule possibilité ? C’est parce que la couleur de ces objets est liée à la présence de pigments ou de colorants, substances chimiques qui absorbent une partie plus ou moins large du spectre (on parle pour cette raison de couleurs « chimiques »). Par exemple la couleur jaune de la peau du citron est due à la présence de molécules appartenant à la famille des flavonoïdes, qui absorbent la région bleue du spectre.

Existe-t-il des objets jaunes qui ne renvoient (ou ne transmettent) que la partie jaune du spectre ?

La réponse est oui, mais il s’agit de cas très particuliers et qui n’obéissent pas à la définition courante de qu’on appelle la « couleur » d’un objet. Par exemple, on peut voir du jaune dans les reflets colorés à la surface d’un CD (ou d’un DVD). Ce jaune est bien un jaune spectralement pur puisqu’il est issu de la décomposition de la lumière par la microstructure de la surface du CD . Mais cette couleur jaune n’est pas une couleur « propre » du CD, ou même d’une partie du CD, puisqu’elle change quand on change l’angle d’observation. De même, il existe des filtres dits interférentiels, qui ne transmettent qu’une zone très étroite en longueur d’onde, possiblement dans la région jaune du spectre. Une telle propriété est obtenue en empilant un grand nombre de couches minces ayant des propriétés optiques différentes et en exploitant les effets d’interférences entre les réflexions qui se produisent aux différentes interfaces (voir notre page sur les couleurs interférentielles). Mais là encore, et contrairement au cas des couleurs chimiques, la couleur transmise par le filtre dépend de l’angle sous lequel il est éclairé, et les autres parties du spectre ne sont pas absorbées mais réfléchies par la surface du filtre.

Et qu’en est-il pour les autres couleurs du spectre ?

Notre discussion s’est focalisée sur le jaune, mais qu’en est-il pour les autres couleurs du spectre, comme le bleu, le cyan, le vert, l’orange ou le rouge ? Peut-on affirmer par exemple qu’un objet de couleur verte renvoie le vert et absorbe le reste du spectre ? Nous avons déjà dit que cette affirmation n’était pas vraie pour le cyan (les objets cyan absorbent en réalité l’ensemble de la zone rouge du spectre et renvoient le reste), et c’est également faux pour l’orange (un objet orange renvoie une zone large du spectre allant du jaune ou rouge et absorbe le reste). La réponse pour les objets rouge, vert et bleu est plus nuancée. Notre système visuel est ainsi fait que quand nous voyons un objet d’une de ces couleurs, la lumière qu’il nous renvoie est nécessairement composée en majorité des zones rouge, verte ou bleue du spectre. Mais attention, la lumière renvoyée ou transmise par l’objet en question n’est pas pour autant pure spectralement : elle est généralement spectralement large, voir même, suivant la nuance de rouge, de vert ou de bleu, elle peut contenir une part non négligeable provenant d’autres zones du spectre. Le schéma montrant l’effet de la peau d’une tomate sur la lumière est donc relativement correct, contrairement à celui montrant l’effet de la peau d’une orange, auquel il faudrait ajouter des flèches rouge et jaune à la flèche orange repartant du fruit.

Pourquoi un objet est rouge ?
Pourquoi un objet est orange ?

Moralité : si on veut expliquer l’origine des couleurs des objets, sans rentrer dans des choses compliquées mais aussi sans dire de bêtises, il vaut mieux prendre comme exemple la tomate ou le citron vert, plutôt que l’orange ou la banane …